Le dictionnaire du diable – Ambrose Bierce – extraits

Préface d’Ambrose Bierce (1911)

Le Dictionnaire du Diable débuta dans une feuille hebdomadaire en 1881, et se prolongea de manière décousue, et avec de longues interruptions, jusqu’en 1906. Cette année-là, une partie importante fut rassemblée dans un ouvrage intitulé Le Lexique du Cynique, dénomination que l’auteur n9 avait pas eu le pouvoir de rejeter ni le bonheur d’approuver. Pour citer les éditeurs du présent ouvrage :

« Ce titre surtout soucieux des convenances lui avait été alors imposé par les scmpules religieux du dernier journal qui en avait publié des extraits, avec l9 inévitable résultat que, lorsqu’il pamt sous la forme d’un livre, le pays avait déjà été inondé par ses imitateurs qui avaient fourni une profusion de livres « cyniques » – Le Ceci du Cynique, Le Cela du Cynique, etc., la plupart de ces livres étant profondément stupides, bien que certains y aient ajouté la marque de l’indigence. Avec tout cela, ils entraînèrent le mot « cynique » dans une défaveur si profonde que n’importe quel livre l’empmntant était discrédité avant même sa publication. »

Amour n. Folie temporaire que l’on peut guérir par le mariage ou en retirant le patient du champ d’influence qui est à la source de l’indisposition. Ce mal, comme les caries dentaires et de nombreuses autres infections, fait surtout des ravages au sein des races civilisées, qui vivent selon d’assez artificielles conditions ; les nations barbares qui respirent l’air pur et se nourrissent de manière fmgale ont la chance d’être à l’abri de ses atteintes. Le mal est quelquefois fatal, mais plus souvent chez le praticien que chez le patient.

Femme n. Personne du sexe opposé, ou sexe ferme.

« Le Créateur, quand il eut fait la Terre,

La recouvrit d’êtres vivants,

Du serpent au mulot, et jusqu’à l’éléphant,

Tous étaient bons, car tous étaient males.

Survint le Diable qui lui dit :

« S’ils suivent Ta loi indéfectible

De croissance, vie et trépas,

Ils vont tôt ou tard disparaître,

Et la planète redeviendra inhabitée

Si Tu n’introduis pas quelque reproduction » -.

Puis détournant la tête dans son aile,

– Il n’avait pas de cape – il ricana

En aparté de la suggestion

Qu’il venait de faire au Père Tout-Puissant.

Ce dernier réfléchit longuement,

Secoua et lança les dés

Avec lesquels tout ici-bas

Se voit pesé et décidé ;

Enfin, penchant gravement le front,

Il entérina le décret du destin.

A nouveau de toutes parts sur la terre

La native poussière vola,

Les rivières jaillirent de leurs lits,

Et se mêlèrent en une pâte.

Quand il en eut assez (juste suffisamment,

Car la Nature est économe de ses biens)

Dieu se mit à pétrir l’argile,

Tandis que le Malin, ;

Subrepticement, en rejetait un peu.

Toutes les femmes furent modelées

Dans leurs moindres détails,

Ébauches tout d’abord, et puis, par petites touches, De plus en plus précises, enfin parachevées,

Jusqu’à l’entière confection

Du double de chaque creature,

Double femelle au grand complet

Toutes les formes furent modelées

Dans leurs moindres détails,

Ebauches tout d’abord, et puis, par petites touches, De plus en plus précises, enfin parachevées,

Jusqu’à l’entière confection

Du double de chaque creature,

Double femelle au grand complet

Sauf (plus d’argile, tout à coup !) le cœur.

« Pas de problème », dit Satan ; « je reviens

Sur l’heure avec les pièces nécessaires »

Sitôt parti, il était de retour

Avec dans sa besace le nombre suffisant.

Cette nuit-là la Terre

Retentit du vacarme des cris et des disputes

Dix millions d’êtres males étaient dotés de femmes.

Iconoclaste n. Briseur d’idoles.

Les adorateurs réagissent avec une assez grande indignation en faisant remarquer qu’il procède avec un esprit peu constructif, qu’il détruit mais ne rebâtit pas ; les pauvres infortunés, dans le chaos et la confusion de ses démolitions, se reconstruiraient bien de nouveaux dieux. Mais l’iconoclaste déclare : « Vous n’en aurez plus, parce que vous n’en avez pas besoin ; et si je vois un reconstructeur tourner sottement par ici, je lui aplatis le crâne et je m’assois dessus jusqu’à ce qu’il demande grace. »

Ignare n. Personne ignorante peu familiarisée avec certains domaines du savoir qui vous sont familiers, et qui ont des domaines de prédilection auxquels vous n’entendez rien.

« Dumble était ignare,

Mumble était réputé pour son érudition.

Mumble dit un jour à Dumble :

« L’ignorance devrait tout de même se faire plus humble. Il n’est pas une étincelle de votre connaissance. Qui soit enseignée dans un collège. »

Dumble dit à Mumble : « Vraiment,

Vous vous haussez un peu du col.

Pour toutes les choses enseignées dans les collèges. Et qu’assurément je ne maîtrise pas,

Vous-même êtes à côté. »

Borelli

Imbécile n. Membre d’une grande et puissante tribu, dont l’influence dans les affaires humaines a toujours été prééminente. L’activité de l’imbécile ne s’est pas limitée à un domaine spécial de la pensée ou de l’action, mais en a « pénétré et réglé l’ensemble ». En toutes choses, il a le dernier mot ; ses décisions sont sans appel. Il domine les courants de l’opinion et du goût, détermine le temps de parole et circonscrit la conduite avec une limite à ne pas franchir.

Laideur n. Don fait par le ciel à certaines femmes, entraînant la vertu sans l’humilité.

Laitue n. Herbe du genre lactuca, « à travers laquelle », dit le pieux gastronome Hengist Pelly, « Dieu se plaît à récompenser le bon et à punir le méchant. Car par sa vertu l’homme juste disceme une manière de lui composer un assaisonnement à l’appétence duquel conspirent une multitude de savoureux condiments, liés entre eux par une quantité suffisante d’huile, l’ensemble faisant chanter le cœur du bienheureux et apportant la lumière sur son visage. Tandis que la personne indigne sombre au contraire dans la tentation de consommer la laitue sans huile, sans moutarde, sans œuf, sans sel ni ail, mais avec une miserable giclée de vinaigre gâtée par du sucre. D9 où il s’ensuit que la mauvaise personne se retrouve transpercée par d’abominables douleurs dans ses boy aux, et qu’elle chante sa petite chanson. »

Langage n. Musique avec laquelle nous charmons les serpents qui gardent le trésor d’un autre.

Liberté n. 1/ L’une des plus précieuses conquêtes de l’imagination. 2/ Suspension d’une petite demi-douzaine de contraintes parmi les innombrables moyens d’exaction qui sévissent. 3/ Principe que chaque nation se flatte de posséder en exclusivité. 4/Indépendance. La distinction entre la liberté et l’indépendance n’a jamais été déterminée avec exactitude ; les naturalistes n’ont toujours pas été capables de découvrir un spécimen vivant de chaque.

Naissance n. Le premier et le plus terrible de tous les malheurs. La naissance, à ce qu’il semblerait, ne se manifeste pas toujours de la même manière. Castor et Pollux naquirent d’un œuf. Pallas sortit d’un crâne. Galata fut au départ un bloc de pierre. Peresilis, qui écrivit au Xe siècle, affirme qu’il sortit de la terre à l’endroit où un prêtre avait renversé de l’eau bénite. Il est bien connu qu’Arimaxus remonta d’un trou creusé dans le sol par la foudre. Leucomedon était le fils d’une caveme du mont Etna, et j’ai vu personnellement un homme sortir d’une cave à vin.

Populace n. En République, ceux qui exercent l’autorité suprême, tempérée par des élections frauduleuses. La populace ressemble au Simurgh sacré du conte arabe – omnipotent à condition qu’il ne fasse rien. (Le nom est aristocratique, et n’a pas d’équivalent exact dans notre langue ; il signifie, si tant est que l’on puisse le traduire, « pourceau ailé ».)

Populiste n. Patriote fossile de la première période agricole, trouvé dans les argiles anciens du sous-sol du Kansas ; caractérisé par une étonnante envergure d’oreille, ce qui conduisit certains naturalistes à forger l’hypothèse qu’il pouvait voler, bien que les professeurs Morse et Whitney, aboutissant conjointement à la même conclusion, aient ingénieusement fait observer que s’il avait disposé d’un tel pouvoir, il en aurait profité pour s’en aller ailleurs. Dans les pittoresques fragments qui nous sont parvenus de son temps, il était connu sous le nom de « Problème du Kansas ».

Révolution n. En politique, changement abrupt dans la forme de désorganisation gouvernementale. Spécifiquement, dans l’histoire américaine, substitution d’un règlement administratif pour un règlement ministériel, à travers lequel le bien-être et le bonheur du peuple avancent d’un grand demi-pouce. Les révolutions sont en général accompagnées d’une considérable effusion de sang, laquelle était inévitable – cette dernière appréciation étant faite par ceux qui n9 ont pas eu la malchance de voir couler leur sang. La Révolution française est d’une valeur incalculable pour le Socialiste d9 aujourd’hui ; quand il tire sur les ficelles qui agitent sa carcasse, ses mouvements saccadés plongent dans une indicible terreur les dictateurs sanglants suspectés de Vouloir établir l’ordre et la loi.

Politicien n. Anguille habitant la fange dans laquelle sont enfoncés les pilotis de la société organisée. Quand elle avance en se tortillant, elle confond l’agitation de sa queue avec le tremblement de l’édifice. Si on le compare avec les grands hommes d’Etat, le politicien souffre du désavantage d’être encore vivant.

Politique n. Lutte d’intérêts déguisée en débat de grands principes. Conduite d’affaires publiques pour un avantage privé.

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