Théâtre d’entreprise

Ani – Une trentenaire aux yeux noisette scintillant comme des bulles d’étoiles plongés dans une bouteille de coca préalablement secouée. Des cheveux noirs de jais encadrent son visage noir et gracieux.

Anthony – Un quadragénaire à l’embonpoint dissimulé sous un costume trop petit.

Michel – Sans âge, dépareillé, sourire niais sur le visage.



Ani marche dans la rue, suivie de près par Michel. La jeune fille pousse une porte sur laquelle est écrit : « StarFox ». Dans le bâtiment: des canapés, une salle de réunion, des alcôves, un baby-foot et un billard.
Anthony sort de son bureau.

Anthony : Ani ! Merci d’être venue aussi tard. Viens.
Elle pénètre dans le bureau.
Anthony s’assied sur la table.


Anthony : Voilà, je voulais te voir parce que je suis très content de ton travail. Je ne misais pas grand-chose sur ton projet de cassonade de poulet, mais le public s’arrache nos produits
Ani : les gens rêvent de cassonades.
Michel fait une roue arrière sur le sol.
Anthony (jette un regard à Michel sans y prêter attention).
Anthony : Je veux développer le concept de cassonade. On va proposer des cassonades d’endives, de chicorée, de topinambour, d’asperges et de salsifis. Je veux réhabiliter les légumes d’hiver. On va ratisser le marché.
Ani : La blette. N’oublie pas la blette.
Michel utile une table pour faire du cheval d’arçon.
Anthony : Ton idée est merveilleuse ! C’est pour ça que tu es renvoyée.
Ani (incompréhension) : Quoi?
Anthony : Maintenant que tu as trouvé un concept qui va faire vivre la société sur cinq ans, tu vas vouloir toucher des pourcentages sur chaque produit. Je n’ai pas envie de te payer davantage.
Michel : Je peux prendre une bière?
Ani (furieuse) : C’est lamentable ! Tu n’as pas le droit de faire ça !
Anthony : J’ai tous les droits.
Ani (furieuse) : C’est immoral.
Michel titube vers une table où se trouve un pack de bières. Il en décapsule une et commence à boire.
Bertrand à Ani : C’est qui lui?
Ani : Michou? C’est un clodo. Je l’ai ramassé ce matin dans la rue. Il me suit partout.
Anthony : Mais pourquoi?
Michel (tenant sa bière vide dans la main): Je peux en prendre une autre Mademoiselle Ani?
Ani : (à Michel) oui ! (À Anthony) Parce qu’il m’a touché.
Anthony se passe la main dans les cheveux (dégouté) : il t’a… touché?
Ani : Concentre-toi sur ta beauté extérieure parce que ta beauté intérieure, ce n’est pas ça.
Anthony (prend la main d’Ani) : Tu sais, l’amour est une chose petite chose fragile. Un jour, il est là, comme un poney qui galope dans l’enclos des jours heureux. Et puis un jour, pof, il a disparu. Il s’est échappé et s’est fait écraser par une voiture de location sur la piste d’aéroport de la vie. Alors, le poney, il n’existe plus, on croit qu’il est encore là, car il survit dans nos coeurs. Mais en réalité, il est mort. Son âme s’est envolée vers l’arc-en-ciel de l’indifférence. Tu comprends?
Ani : Tu es un salaud immoral et injuste. Je vis avec six enfants. Mon mari est invalide. Ma belle-mère vit dans le salon. Je hais cette société, Macron, les flics, les chiens, les platanes. Je milite tous les week-ends sur un rond-point en tenant une pancarte : « le jaune, ce n’est pas que dans le verre » et mon petit dernier vient d’être diagnostiqué comme ayant le syndrome du groupi-groupo.
Anthony : C’est quoi ça?
Ani : Il est con.
Michel (se met à crier) : J’aime pas trop les Arabes !
Anthony (crie): Je ne tolèrerais pas de racisme dans mon entreprise ! Et cessez de faire du cheval d’arçon sur ma table en verre !
Ani : Si tu me vires, j’amène avec moi tous mes panais et les oignons.
Anthony (sur la défensive) : Tu n’oserais pas…
Ani (tient fermement un oignon dans la main) : Bien sûr que j’oserais.
Anthony : Non.
Ani mord à pleine dent dans l’oignon.
Michel : Les arabes, ils prennent tous les bons apparts ! Et puis, ils touchent plein d’argent et ils ne font rien que de prier sur des tapis dans les rues et tuer ds bêtes dans les baignoires.
Anthony : Michel, vous ne pouvez pas penser cela ! Et la générosité? Les droits de l’homme? L’égalité entre les peuples? Vous en faites quoi?
Michel (fait des pompes à la semi-verticale sur une table de réunion) : Moi, je suis bien d’accord, sauf que la générosité, c’est plus facile quand on travaille dans de beaux bâtiments que quand on vit dans la rue.
Ani croque dans un autre oignon.
Anthony à Michel : Vous votez Rassemblement National?
Michel : Non, non, je ne vote pas. Mais il faut me comprendre. Les Arabes, ils ont de beaux appartements, avec plein de chambres. Moi, je suis dans la rue. Et mon frère à un deux pièces. Alors forcément, je n’aime pas les Arabes. Sauf Farid, Reda, Mehdi et Karim. Mais ça, ce n’est pas pareil hein, c’est la famille !
Anthony (dédaigneux): Vous faites des amalgames. Heureusement que vous ne votez pas.
Michel (réfléchit) : Y a aussi Mohammed. Puis Y a tout l’escalier B, C, A, F, et E de l’immeuble de mon frère. Mais bon, eux, c’est la famille. Tous les autres, je dis : dehors !
Ani hurle sur Anthony : t’es un salaud !
Anthony se bouche le nez. L’haleine de Ani est pestilentielle.
Ani : Tu es le symbole d’une société malade, profondément essentialiste, ou règne l’étiquetage minute. Tu préjuges de ce que sont les gens au lieu de juger ce qu’ils font. Tu brandis des mots infâmes comme autant de totems. Tu cries « raciste » en ordonnant aux autres d’acquiescer, sous peine de ne pas être solidaire. Tu victimises tout !


Le costume d’Anthony est parsemé d’oignons mâchés échappés de la bouche d’Ani.
Michel fait la roue.


Anthony : Michel, ce n’est pas la peine d’essayer de faire un grand écart. Vos prouesses de gymnastes ne tamisent en rien vos défauts de jugement.
Ani (regarde Anthony dans les yeux) : Je joins mon pouce et mon index en signe de soutien à Michel.

Anthony : Pourquoi êtes-vous dans la rue?
Michel : A cause d’une histoire d’amour. Je suis sorti avec une transformiste. J’ai cru que j’allais la changer. J’avais tort. Ca m’a détruit.
Ani : Anthony, je sais que ton arrière-grand-père avait épousé sa soeur et que ton arbre généalogique est parsemé de mariages d’arrières petits fils avec leurs propres enfants. Que ta mère est à la fois ta belle-mère, ta tante, ta cousine au quatrième degré, au cinquième degré et également une voisine affriolante. Tu t’es marié avec ta soeur qui était autrefois ton frère qui s’est fait refaire. Tout ton ADN est un reflet du néo-libéralisme.
Michel : C’est pour ça qu’il a l’air d’un gros con?
Anthony : Vous le raciste, je ne vous permets pas !
Michel : J’ai le droit de pas aimer les Arabes ! Pis, j’aime pas trop les noirs, ils sont tous fainéants. Tous, sauf ceux de l’escalier A,B,C,D,E et F.

Anthony se roule sur lui-même en pleurant et en tapant des poings : On ne peut pas rejeter un humain sous prétexte qu’il est différent !

Ani : Tu es plein de contradiction. Tu viens de me renvoyer pour une sombre affaire de fric.
Anthony se lève dignement. Il berce un ananas blotti contre son corps.
Anthony : Ani, tu as raison. Nous porterons notre projet de cassonade tous les deux. Nous irons du Crosne au Poireau. Puis nous nous attaquerons aux fruits : de l’Ananas au Pamplemousse. Nous effeuillerons toutes les saisons. Michel le clodo m’a ouvert les yeux. Je suis qu’un être égoïste et consanguin. Vous allez m’aider à m’améliorer. Allez ! Travaillons tous ensemble sur notre futur produit !

Epilogue : Michel a rejoint Ani et Anthony dans leur projet commercial. Sur son impulsion, ils lancent la cassonade de purin, projet qui n’a pas trouvé sa clientèle.

« Starfox » a mis la clef sous la porte.

Les trois amis attendent les JO 2024 à Paris pour se relancer sur le marché du radis : un légume à priori hautement prisé par l’ensemble des supporters.

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