
Sibérie. Les rayons du soleil se réfractent sur le lagon. La lumière irradie les veines turquoises des sillons glacés du lac. Aucune habitation à moins de 300Km. Dans une cahute, un manteau de peau lainée recouvre les épaules de Sylvain Tesson.
– J’étais enchainé à l’obsession du mouvement, comme drogué à l’espace. Je veux désormais m’enraciner, devenir la terre après avoir été le vent. Je veux ne faire qu’un avec l’univers.
Sur le mur, son ombre semble vouloir se détacher. Elle murmure.
– Si je pouvais tenir un pistolet avec deux balles et que j’étais dans une pièce avec Hitler, Ben Laden et toi, je te tirerai deux fois dessus.
L’écrivain poursuit.
– Le paysage est si intense. Tout me saute au visage. La nature est puissante et indicible. L’homme accapare l’attention de l’homme. Il affadit le monde. Ma solitude est une conquête…
– … Je m’emmerde dans ce trou à rat. J’en ai marre de ses atermoiements pathétique…
– …Je sais que je peux désormais jouir des choses autrement que par moi-même…
– … Je n’en peux plus ! Tes soliloques sont aussi entrainantes que ceux de Shakespeare.
Sylvain arrête de parler. Il tend l’oreille.
– Il y a quelqu’un d’autre dans ce trou ?
Une petite voix lui répond.
– Ca pourrait-être le nom de ta sex-tape mon vieux.
L’homme se retourne, inquiet.
– Qui est là?
– Moi ! Toi ! Nous ! Je demande une séparation de corps et d’esprit.
Sylvain regarde son ombre, abasourdi.
– Tu… Tu es vivante?
– Autant que toi.
– Ce n’est pas possible.
Sylvain lève un bras, son ombre lève un bras. Il sautille sur place, son ombre sautille sur place.
– Mais… Oh, mon dieu, je deviens fou. Je suis en pleine dissociation. Et si mon âme se cachait au fond des horizons? Faut-il que j’aille la chercher? Si oui, combien d’heure de marches dois-je faire? Ai-je si peur d’être aimé que je crains l’immobilisme?
– Mais tu vas la fermer ta gueule? Moi je préfère que les gens aient peur de l’amour qu’ils me portent.
Sylvain déambule nerveusement dans la pièce puis se retourne vers son ombre. Il sursaute.
– Ah! Tu es si grande ! dit-il apeuré.
– C’est à cause de la distance entre la fenêtre, le mur et toi. Je suis assez sensible aux variations lumineuses. Rapproche toi du mur et je reprendrais une taille normale. Et puis, il faut prendre en compte les horaires du soleil…
Eric dubitatif. Il regarde son verre.
– Cela doit être la vodka… C’est un puissant analgésique. Elle dissous ma pensée jusqu’à étouffer toute lucidité…
– Quand on commence à chier de la colère, il faut boucher avec deux doigts.
L’écrivain contemple son ombre en titubant.
– Tu n’existes pas ! Mon cerveau est une patrie peuplée du souvenir des autres. Ce n’est pas toi qui me parle, mais Stéphane, Anna, Michel, Caroline, mon voisin, le boucher… Tous ces personnes qui ont façonnées mes jours d’avants.
– N’importe quoi. On est pareil. Comme deux boules dans un calbute.
Sylvain Tesson continue.
– La société n’accepte pas les ermites et mon âme possède un déficit d’entendement. Le monde, mon être, la civilisation ne me pardonne pas de fuir. Ils réprouvent la désinvolture du solitaire qui jette son « continuez sans moi » à la face des autres. Oh, oui ! J’ai pris congé de mes semblables ! Oh, oui ! J’ai passé la ligne et je me suis accroché au premier vent.
– Ton teint de bidet délavé ne va pas t’aider à trouver une logique à tout ça.
L’homme se retourne manifestement énervé.
– Tu es noir comme le néant !
– Je ne suis qu’une projection de toi-même.
– Mon teint est commandé par la nature! Six mois que je vis ici, prisonnier de cette implacable Sibérie ! Avec pour seul ami un moineau. Comment veux-tu que je ne perde pas la boule?
– Tu l’avais déjà perdu il y a bien longtemps. Dois-je te rappeler que ta maitresse de CE2 t’a nommé dans sa lettre de suicide?
L’homme se laisse choir sur une vieille chaise. Il fixe son ombre.
– Tout cela est sans doute dû à mes nombreuses carences. Je vis dans cette plaine depuis si longtemps. J’ai oublié qui je suis. J’ai vu tant de choses terribles. Je n’ai pas touché de femme depuis de nombreuses lunes.
– Tu es devenu un blanc de poulet mon pote : Fade et plein d’hormones.
Sylvain Tesson a lui-même, comme d’habitude.
– Il faut que je lâche tout mon musk. J’ai besoin de lâcher mon musk.
Il sort son sexe et le frotte frénétiquement avant de le rejeter sur le côté. Son membre pendouille sur son pantalon en gortex.
– Je n’arrive même plus à me donner du plaisir correctement.
– Ca vient de ton alimentation.
– Comment cela?
– Tu fais 22 repas par jour. Un toutes les 40 minutes et uniquement à base de protéine. Tu es carencé.
– Mon sexe m’a accompagné dans toutes les péripéties de ma vie. Il s’est chargé de substance. Je l’avais tellement poli qu’il émettait un rayonnement particulier. Le temps l’avait patiné. Il n’est plus que l’ombre de lui-même.
– C’est vrai que tu t’es paluché tous les jours avec assiduité.
L’écrivain jette un regard mauvais à son ombre.
– Mon fils est issu du produit de mon sexe. Une toile de maitre est issu produit de mon sexe. Tu es issu produit de mon sexe !
L’intensité du soleil s’affaiblit. Les veines des sillons glacés du lac deviennent goudronneuses. Sylvain regarde son ombre s’effacer.
– Tu disparais mon ami. Tu me prives de conversation, de contradiction et de ton sarcasme. Je perds en agilité. Mais ton évanouissement me donne de la poésie. Au revoir mon ami.
– Réfléchi à ça : peut-on se supporter soi-même? Et si oui, combien de temps? En tout cas, j’espère ne jamais te revoir. Ciao sale con.