Mon ami Eric fait parti des « surefficients »mentaux. Je lui avais consacré plusieurs articles sur mon blog. Récemment, il les a lu. Puis, il m’a adressé ce mail que j’ai décidé de copier-coller ici.

Très cher Saul,
J’ai lu avec intérêt ton blog. Je suis très touché par ton analyse. C’est adorable d’avoir pris tant de soin à essayer de me décortiquer. Il apparait que la discrétion serait ma devise. En même temps, je ne dis jamais rien… Si je devais recommencer ma vie, je referais les mêmes erreurs. Mais plus tôt.
Parti de rien, je suis arrivé à pas grand chose. Il faut dire que je ne suis pas le seul. Avec tous ces cinglés qui nous gouvernent et polluent les débats publics avec des tas de contre-vérités, plus personne n’a le temps de vérifier l’exactitude d’une citation faite par n’importe qui au sujet de n’importe quoi. Nous réformons à tout-va au profit d’actionnaires. Nous étouffons la gorge serrée par une main invisible. Nous suffoquons à l’idée d’une pandémie. Nous nous oublions sous le poids de la consommation. Nous nous crevons les yeux à coup d’armes non-létales. La fraternité et la Sécu se meurent. L’égalité plie sous le poids de victimes devenues institutionnelles et la pseudo moralité de l’égalitarisme. Nous troquons notre liberté contre toutes formes de sécurités, une fausse confidentialité ou des inconnus peuvent nous interpeller sur nos téléphones privés pour nous vendre des services ineptes. La démocratie s’effrite. Et on laisse faire.

Tu me décris comme étant guidé par un sentiment de justice permanente. Tu as raison. L’injustice est partout. La justice n’est en rien morale. La moralité est aléatoire. L’aléatoire vogue au gré du vent des offuscations. « Offensons-nous !, et nous deviendrons à notre tour des victimes à prendre en compte ». La victimisation est omniprésente, omnisciente, régulée, instrumentalisée.
Deux mots sur la victimisation. Les spécialistes mettent cela sur le dos d’une sensibilité exacerbée. Ils ont tord. Il s’agit plus d’une schizophrénie empêchant le débat d’idée où les malades moralistes et identitaires perçoivent des sensations, des pensées, des comportements qui n’existent pas. L’universalisme républicain, c’est accepter une vision de la nation comme une libre construction politique plus que comme un assemblage d’une communauté ethnique déterminée. Blasphémons. Réapprenons le second degré. Contextualisons les propos (Qui parle? Dans quel contexte? Est-ce signifiant?…). Prenons de la hauteur. Ces victimaires ont l’épiderme sensible, et l’on s’enfonce dans la futilité de combats. (A écouter : Bradley Campbell et Jason Manning – https://www.franceculture.fr/emissions/le-tour-du-monde-des-idees/le-tour-du-monde-des-idees-du-mercredi-05-septembre-2018)

https://www.spikeartmagazine.com/en/articles/dana-schutzs-open-casket-controversy-around-painting-symptom-art-world-malady
https://www.lemonde.fr/m-moyen-format/article/2017/04/03/aux-etats-unis-colere-noire-contre-une-artiste-blanche_5104873_4497271.html
Nous refusons inconsciemment d’entrer en contact avec autrui, tout simplement parce que nous avons développé un instinct d’autodéfense exacerbé. C’est l’atrophie sociale.
L’absurdité règne en maitre dans notre société et compromet la santé mentale même de notre vie commune. L’inflation des diplômes en est une preuve. Bientôt, il faudra un doctorat pour être caissière et les baby-sitters ne pourront pas travailler sans un diplôme avancé en puériculture.
Mais enfin, ne désespérons pas, car nous possédons trois choses précieuses : la liberté de parole, la liberté de penser et la prudence de n’exercer ni l’une ni l’autre. Les faits étant têtus, nous avons élaborés les statistiques. C’est plus arrangeant. Pendant les orages, nous tremblons sous le tonnerre, mais c’est l’éclair le plus important. Nous confondons le bruit des choses et l’impact des choses. Respectons les formalités, négligeons la moralité. Cela devrait être écrit sur le frontons de nos administrations, de nos décideurs, de nos entreprises, de nos écoles. Il faut toujours se méfier. Penser comme la majorité, c’est signe qu’il faut faire une pause. Et réfléchir.

Désolé, je me suis encore égaré.
Si je parle vite, c’est que j’en ai plein la tête. J’ai parfois l’impression que je suis en surchauffe et que quelque chose va lâcher. Alors je m’embrouille. La catastrophe arrive.
Ton analyse est clairvoyante. Bien plus que ma capacité à l’entendement.
Parfois, j’essaie de ne pas penser. Mais je n’y arrive pas. Pourquoi? Parce qu’une idée en entraine une autre, puis une autre, puis une autre. Souvent sans rapport. Et puis, par le plus grand des hasards, je retourne à l’idée première. Et puis ça repart. Il n’y a aucun liens logiques. Juste des images, des odeurs, des couleurs, des émotions, des sensations, des sons, des saveurs… Le tout est souvent mêlé d’ironie, de cynisme, de sarcasme et d’absurde, le roi des rois. Je suis incapable d’organiser tout cela. Ce qui me pose de sérieux soucis de communications et de vraies difficultés relationnelles. Comment être compris? Ou pire: comment ne pas se faire comprendre de travers? Alors, je me tais. Les mots n’ont pas assez de couleurs pour traduire ce que l’on ressent. Ne pas parler parce qu’on ne sait pas comment dire. La peur de blesser maladroitement. Ou alors réfléchir. Mais réfléchir, ça fait prendre trop de détours. Ca en cause bien des soucis. Sauf qu’on apprend beaucoup en faisant des détours.
T’écrire ce mail me demande des efforts.
Déjà, dans une discussion, je réponds souvent à côté.
Soit je n’écoute pas la question, soit j’oublie la question, soit je sors une assiette de ma poche et je la frotte frénétiquement avec la chemise de mon interlocuteur. Ca agace. Ca épuise. Ca insupporte. On me soupçonne le faire exprès. De provoquer. Le dialogue se bloque. Et la discussion dégénère en reproches. Cela s’appelle l’ingérence émotionnelle. Moi par exemple, j’absorbe en continu la moindre particule émotionnelle en suspension autour de moi. Je vis, en même temps que l’autre, tout ce qu’il ressent et vit émotionnellement. C’est pénible cette perméabilité. Ca laisse peu de repos, ça conduit à des ajustements constant. Comment être indifférent ? Comment ne pas s’impliquer à fond? Comment s’isoler dans ce brouhaha émotionnel permanent? Doit-on s’isoler pour comprendre? Avec le Permafrost, la valeur locative de mon appartement baissera-t-il? Si oui, toucherais-je de l’argent si je trouve un vaccin contre un pote du Mollivirus? Devons-nous toujours payer l’addition au restaurant ou bien considérerons-nous qu’il s’agit d’une habitude absurde?
L’émotion c’est bien.
Tu décris cela comme une sorte de super-pouvoir.
Mais si les émotions sont essentielles pour fonctionner de façon datée et prendre des décisions correctes, le trop d’émotions fragilises et brouille les capacités d’analyses raisonnées.
Autrement dit : ça pétrifie.
Et ça rend susceptible (et non pas victime parce que hein!)
Pour éviter ces inconvénients, j’ai ma technique. J’ai appris à l’utiliser en primaire. A l’époque, j’étais systématiquement puni pour d’obscures raisons. Certes, je me souviens avoir été un élève au travail inconsistant, irrégulier. Créatif, mais sur la défensive. Souvent provocateur, avec des difficultés à me contrôler et une absence totale de méthode de travail. Je me souviens que, du collège à la fac, je ne travaillais qu’avec de la musique à fond dans ma chambre. Mon bureau était dans un désordre invraisemblable. Les piles de feuilles et de livres ne tenaient que par la force du Saint-Esprit. Je critiquais les règles. Je souffrais profondément de l’absence de tolérance et de sentiments dégagés par le personnel enseignant. Et pourtant, un instituteur de CM1, à l’allure rigide, m’avait apporté une grande satisfaction. Il n’était pas chaleureux, mais il gérait la classe avec justesse et justice. Je détestais les jeux dans les cours de récrée. Et surtout les jeux en équipe. J’étais souvent choisi dans les derniers.
Bref : j’ai ma technique. Je ne dis rien. Je me tais.
Comme je te le disais, j’ai ma technique, mais je n’ai jamais dit que c’était la bonne. Quand j’explose, tout devient incontrôlable. Ca déborde. Le comportement s’emballe. Surtout que la violence de la crise peut être impressionnante et que le point de départ peut paraitre insignifiant. Je n’arrive plus à canaliser.
Contenir, se retenir… et puis exploser.
Je surréagis parait-il. C’est comme si les digues craquaient laissant monter les larmes et la colère. Quand je suis dans cet état là, il est difficile de me faire retrouver mon calme. De me raisonner. Me parler a peu d’impact et peut augmenter l’énervement. La solution c’est le temps. Dans une société pressée et hyperconnectée, le temps, c’est la plus belle chose que l’on puisse offrir. Dans mon cas, c’est un bien nécessaire. De l’or. La discussion vient dans un second temps.

Pour me calmer, j’avoue avoir mes entrées dans des bars de mon quartier. Je bois pour rendre les autres intéressants. Je bois aussi pour atténuer mon ressenti sur les choses.
Mon cher Saul, je te remercie pour tes longs articles me concernant.
Je n’aurai pas imaginé t’inspirer autant lorsque nous nous sommes rencontrés il y a… 27 ans. Tu fais parti de ces véritables amis qui savent être lucides quand il le faut et aveugles quand ils le doivent.
L’approfondissement de ma comprehension et de mon potentiel affectif repose sur une triangulation : c’est en relation avec les autres en tant qu’autres que je suis capable de parvenir à un vrai point de vue individuel.
J’aurai pu écrire davantage, mais il est 3h30 du matin. Je travaille demain. Je vais devoir me résoudre à aller retrouver Morphée. Je te parlerais bien de la qualité de mon sommeil, mais dès que je m’apprête à l’observer, je m’endors.
Mes amitiés à ta mère. Si elle quitte un jour ton père, je suis sur les rangs.
Eric