Le monde affectif

Le monde d’un normopensant est moins intense que celui d’un surefficient. Les relations de surface qu’Éric fuit leur suffisent. Pour leur plaire, il suffit de parler de choses banales, anodines, d’échanger des idées consensuelles et se retrouver juste pour le plaisir d’être ensemble. Les normopensants aiment les groupes et la foule. Les idées trop révolutionnaires les choquent ou les braques.
Pendant la campagne présidentielle de 2018, Éric suivait les hommes politiques de tout bord. Il m’a raconté ses reportages avec Marine Le Pen, avec François Fillon, Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon et Benoit Hamon.
Après plusieurs mois, il m’a dit qu’il allait voter Benoit Hamon. Pourquoi? À cause de son idée de revenus universels et son idée de taxer les robots.
Un an après l’élection d’Emmanuel Macron, l’idée du revenue universel refait surface, mais cette fois dans la bouche du banquier ! Et les Chinois connaissent leurs premières périodes de chômage à cause de… l’Intelligence artificielle et la robotisation des usines. Comment les ouvriers du monde entier vont-ils gagner leur vie si ce sont des robots qui gagnent de l’argent? Éric avait peut-être vu juste;
Les normopensants critiquent beaucoup, car pour eux critique ce n’est pas rejeter, mais aider à améliorer. Éric supporte mal les ambiances de basse courts. Alors il a trouvé la solution : s’isoler dans une salle de montage et lorsqu’il en sort, il s’adapte grâce à cette fameuse dissociation.
En revanche, les normopensants ne voient pas les choses en noirs et blancs, ils tempèrent les effusions des gens comme Éric.
L’adolescence et la peur d’être amoureux
« Elle s’appelait Laëtitia, ca veut dire bonheur en latin. Elle avait de grands yeux verts, un joli sourire. Elle était première de la classe. Moi, je devais être dans les derniers. Elle me plaisait. J’avais 17 ans. On ne peut pas dire que les filles m’intéressaient des masses. Honnêtement, avant elle, je préférais aller jouer au tennis, surfer, me dépenser, faire des films sur le vieux camescope de Reno, écrire des histoires. J’ai mis du temps à m’intéresser aux filles ».
Eric n’était pas vraiment du genre précoce. Son premier baiser, c’était sur un malentendu à la patinoire, à 14 ans. Mais il n’y avait aucun sentiment. Les sentiments, il les fuyait.
« Etre amoureux, ca suppose laisser émerger ses sentiments et ses émotions. C’était précisément ce que je combattais. J’avais peur de une vague d’émotion que je ne pouvais plus contrôler. Je refusais de me dévoiler. Je trouvais cela impudique. Les copains sortaient tous les samedis en boite, avec une bande de trois amis que j’ai encore aujourd’hui, on créait des choses. Et quand on allait avec les copains, eux ne pensaient qu’à serrer des filles. Nous non. Pourtant, cela aurait été facile. J’ai toujours abordé les gens via le prisme de l’humour, c’est un mécanisme protecteur et de communication « .
Ses copains, c’était la grande bande. Celle des beuvries, des joints, des gueulards. Eric partageait des moments avec eux, mais il y avait toujours une distance avec cette masse. « Leurs sujets d’occupation ne m’intéressaient absolument pas. Honnêtement, je faisais un effort incommensurable pour m’adapter, mais j’avais bien compris qu’ils étaient majoritaire dans l’école et dans notre groupe d’âge. J’ai donc essayé de passer du temps avec eux. J’étais toujours le premier à partir. Ils me servaient de support identificatoire mais me renvoyaient à une forme de solitude douloureuse. Laëtitia ne faisait pas partie de ce groupe. Elle sortait entre filles. Et cela aussi me désarconnait beaucoup. Parce que ses soirées n’étaient pas non plus passionnantes : boites de nuit, danse. Et toujours dans la même répétition. FInalement, son groupe et le miens vivaient leur adolescence en miroir, chacun dans son sexe. Et moi j’étais au milieu ».
Dans ce groupe, il y avait un sous-groupe. « Quand j’ai rencontré Reno, c’est comme si je me rencontrais moi-même, en plus abouti. Il y a eu une familiarité immédiate entre-nous. Pourtant, on s’est rencontré dans une manifestation anti-CIP en 1995. Je me souviens parfaitement de notre rencontre. Il faisait grand soleil, j’étais déjà en moto, lui aussi. On avait chacun notre groupe et on était les rigolos de service. Aujourd’hui encore, on se voit, on discute jusqu’à étouffer un thème. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’autre comme lui, avec ce tel niveau de perception de l’âme humaine. D’ailleurs, il en a fait son métier ».
Et Laëtitia dans tout cela?
L’histoire aura durée 3-4 ans je crois. Très vite, Eric s’est rendu compte que cela ne marcherait pas. Aussi adorable qu’était mon ancienne meilleure amie. Lorsqu’il s’est mis avec elle, il a revêtu une panoplie de masques. Il avait réussi cet exploit qui finirait par se retourner contre lui de repérer par son sens développé d’empathie ce qu’elle ressentait, ce qu’elle attendait de lui et s’était alors construit une personnalité totalement à l’image de ce qu’elle attendait de lui. Il avait besoin d’être protégé et se montrait prêt à tout. Quand la rupture fut consommée, Eric était au fond du sceau. Laminé. Adolescence : clap de fin.
Le sureffiscient et l’Amour – avec un grand A – comme Adulte

Eric me retrouve pour le week-end dans ma maison en bord de mer. Comme d’habitude, il ne sonne pas. La porte est ouverte. Il entre. Je ne l’entends pas. Je regarde l’horizon. Il ne fait pas de bruit. Comme pour ne pas briser ma contemplation, il se met à côté de moi. On observe le silence. Puis il me dit : « que regarde un homme quand il ne regarde rien? La totalité de sa vie? Son bloc d’enfant bavard? Qu’est ce qui apparait dans ces moments rêveurs? ». Par ce fait, il me tire de ma contemplation. Je le regarde incrédule. Son regard fixe un point lointain. « Nos yeux sont fait de tous petits carreaux de faïences, certains brisés, avec dessus le bleu des premiers jours. Peu importe l’époque de notre vie, l’amour sauve ce qu’il voit. Il n’y a aucune différence entre voir et écrire. « .
Je ne comprends pas bien, mais je trouve l’idée jolie.
Et cela pose la question de l’Amour.
Comme beaucoup de sureffiscient, Eric est un grand sauvage. Avec le temps, il lui est difficile de se lier affectivement avec une femme. « Plus jeune, je me lançais à coeur perdu dans des histoires souvent longues. J’y mettais toute mon énergie, même lorsque je savais pertinemment que j’allais tomber dans un gouffre ».
Eric me l’a dit à de nombreuses reprises : l’amour est LE sujet dangereux pour lui. « Nous vivons à l’époque de Tinder, une quête émotionnelle permanente auto-alimentée et jamais satisfaite dont le but final est « vivons au jour le jour. Je ne supporte pas ce manque d’attachement, cette façon si légère de zapper les émotions. Je me sens décalé ».
Pour nous autres, l’amour est une chose naturellement fantastique et compliquée. Pour changer, Eric va complexifier la chose. Rappelons-le : ce n’est pas par plaisir qu’il le fait, mais parce que son hémisphère droit prend le dessus sur le gauche, ce qui crée une pensée en arborescence liée à la créativité. L’amour est donc une grande oeuvre artistique à accomplir. Il ne peut pas imaginer l’échec de sa création et donc de la relation avec la femme qu’il aime.
« Josiane sautille comme une enfant. Elle est légère comme une bise et brûlante comme le siroco. Quand elle te parle, elle t’enveloppe d’une intelligence baignée d’humour. Quand je me ferme, elle contourne et trouve toujours une brèche. Elle y arrive si facilement. Elle me fascine ».
Comme beaucoup de surefficients, les sentiments d’Eric sont exaltés, son attachement absolu.
« L’amour est une refonte du temps, avec des rythmes et des rites bien établis. Les rites, ce sont les étapes, les ententes, les phases de compréhension de l’autre. En dehors de toute considération sociale ou religieuse, c’est devenue une discipline de l’existence individuelle. Ces rites arrachent à l’insignifiance de l’existence. Ils créent des habitudes, des réflexes cognitifs qui ont nuls besoins réelles d’être une sorte d’établi obligatoire. Comme si la construction amoureuse devait se faire sur le modèle d’une échelle. Premier verre : premier échelon. Second rendez-vous : second échelon. Et cela jusqu’à ce que l’on tente d’atteindre le dernier échelon. Dans ma relation à l’autre, j’ai du mal à construire selon les étapes « normée » d’une société qui se veut rebelle mais qui est d’une médiocrité crasse. Parfois, je peux paraitre tyrannique, étouffant alors que je n’ai pas le sentiment de l’être. J’ai du mal à ne pas être trop entreprenant, trop affectif, trop exalté ou bien à l’inverse trop froid ou bien trop engagé. J’ai bien conscience que cela peut désarçonner quitte à paraitre anormal. Pour moi ce n’est pas le cas. Je tache de me soigner pour rendre la vie des autres plus « supportables ».

Si l’amitié peut être destructeur, l’amour contrarié ou raté est dangereuse. Selon Petit-Colin, de nombreuses études démontrent que les personnes sureffiscientes sont plus touchées par les processus destructeurs tels que la dépression existentielle. La cause : la douleur engendrée par l’échec atteindrait des niveaux intolérables pour leurs 5 sens exacerbés.
« C’est comme si vous tombiez du haut d’une montagne sans jamais toucher le sol, avec ce haut le coeur permanent, cet espoir d’attraper une branche inexistante. Vous tachez de vous concentrer sur votre travail, mais vous êtes incapable de ne penser qu’à une seule et unique chose. Par exemple, quand je n’avais plus de nouvelle depuis plusieurs jours de L. et j’arrivais au boulot en moto, cela pouvait donner sur une minute : « Il est 9h. L. doit être dans les transports. Trop de monde dans les transports, trop de bruits. Ma moto fait un drôle de bruit. L. ne fait pas de drôle de bruit, j’aime son souffle. Je pourrais lui parler dans les transports rien que pour sentir son odeur. Je dois aller à l’Elysée. J’aime pas aller à l’Elysée. L. Irait à l’Elysée? Si je tourne à droite j’irai plus vite. Je suis nul. Pourquoi aller plus vite? Si je vais plus vite, j’aurai un accident. Il faut trop beau, trop chaud, les gens vont conduire n’importe comment. Si il faisait plus frais, la route serait moins dangereuse. L. me manque. Elle pense à moi? J’ai envie de pleurer. Je ne pleurerais pas. L’Elysée sous le soleil c’est horrible. Merde, je pleure. Ca hydrate les yeux? Ca tombe bien, il y a du pollen. Les larmes anesthésies les allergies? La salive est un puissante médicament : et si je me crachais dans les yeux, je ne ferais plus d’allergie? L. salive beaucoup. Je salive beaucoup. C’est quoi ce bruit? Ca vient du moteur? Comment faire pour s’auto-cracher dans les yeux? Un bi-cylindre c’est mieux qu’un mono-cylindre. L. c’était un bi-cylindre. La lumière est aveuglante. Il faut que je vois L. Y a pas de nuages. Les nuages, c’est bien, ça filtre, surtout dans les grandes villes. Il faut que je boive. J’aime les lèvres d’L. quand elle les pose sur un verre de vin. Elle frôle délicatement sa lèvres supérieure sur le verre. C’est une gamine. Je savais pas que j’adorais les gamines. j’ai faim. Et si je buvais un verre de vin? Quel cépage? Je n’ai pas le temps L. a le temps? Qu’est ce que le temps? Le temps est relatif à notre égo. J’ai mal à l’ego. Les légos font mal. Le temps est relatif à notre perception. J’absorbe mal la séparation. Un sopalin absorbe l’eau mais quid de la salive? Les codes relatifs à la perception varient en fonction de ton état, de l’état du monde, de la rotation de la terre, de ma capacité à absorber un élément à un instant T, de les enregistrer et de faire le lien entre tout cela afin d’extraire théoriquement, ou à défaut mon expérience, une solution. Merde. Il faut que j’appelle L. Il faut que je rachète du Sopalin « .
Fatiguant cérébralement. Fatiguant pour les autres. Mais pour Eric, « la vérité n’est jamais dans le bruyant. L’amour comme le reste pose beaucoup de questions, on se demande pourquoi on vit, pourquoi on aime. Il n’y a pas de réponse. Et toute réponse abimerait la question ». Pour comprendre, il faut transposer. « L’âge m’a appris à lâcher la bride. Lorsque j’ai de tels doutes, j’essaie de m’auto-suffire mais c’est difficile. Il faut laisser l’autre respirer et soi-même respirer. L’absence ne doit pas être un moteur pour mon cerveau. Je travaille dessus en permanence. Quand il y a des difficultés dans le couple, c’est comme si mon corps se recroquevillait sur lui. Pour lui redonner sa place, il faut discuter. Il peut s’agir de peu de mot. Et si je suis seul, il faut que je focalise mon attention sur un thème autre. Si j’étais dépendant à des stupéfiants, c’est pile à ce moment là que je sombrerais dans les démons de la drogue ou de l’alcool. J’essaie de lutter ».
Dire qu’Eric, et par lui-même les surefficients, sont difficiles à vivre en couple, serait un raccourci total. « Comme tout le monde, il s’agit de trouver la bonne personne. Certains de mes amis ont une femme dites « normo-pensante », elle les rassure en les accompagnant dans un monde majoritairement normo-pensant. Elles les imbriquent dans un monde classique et rassurant. Les sentiments servent à enrober les difficultés. Cela a été mon choix pendant des années. Puis, j’ai trouvé une fille qui possède des caractéristiques qui me séduisent violemment : sauvage, drôle intelligente, tactile, rapide avec une curiosité humaine mais une presque incapacité à subir le bruit et la foule de façon répété. J’ai le sentiment d’avoir des discussions plus profonde avec elle qu’avec les autres. Il y a de l’intensité, de l’inspiration, une forme d’homogénéité dans les attentions et nos échanges. J’ai beaucoup de mal avec la notion d’abandon. Cela me parait simple. Je me trompe peut-être ».
Les surefficients doutent en permanence et ont tendance à mettre la charrue avec les boeufs.