« Une bonne partie de la rhétorique futuriste qui sous-tend l’aspiration à en finir avec les cours de travaux manuels et à envoyer tout le monde à la fac repose sur l’hypothèse que nous sommes au seuil d’une économie postindustrielle au sein de laquelle les travailleurs ne manipuleront plus que des abstractions. Le problème, c’est que manipuler des abstractions n’est pas la même chose que penser. Les cols blancs sont eux aussi victimes de la routinisation et de la dégradation du contenu de leurs tâches, et ce en fonction d’une logique similaire à celle qui a commencé à affecter le travail manuel il y a un siècle. La part cognitive de ces tâches est « expropriée » par le management, systématisée sous forme de procédures abstraites, puis réinjectée dans le procès de travail pour être confiée à une nouvelle couche d’employés moins qualifiés que les professionnels qui les précédaient. Loin d’etre en pleine expansion, le véritable travail intellectuel est en voie de concentration aux mains d’une élite de plus en plus restreinte. Cette évolution a des conséquences importantes du point de vue de l’orientation professionnelle des étudiants. Si ces derniers souhaitent pouvoir utiliser leur potentiel cérébral sur leur lieu de travail tout en n’ayant pas vocation à devenir des avocats vedettes, on devrait les aider à trouver des emplois qui, par leurs caractéristiques propres, échappent d’une façon ou d’une autre à la logique taylorienne.
Ce ne sont pas touiours les impératifs du profit qui régissent l’expropriation du savoir des professionnels ; le secteur public n’est pas étranger à cette évolution. Les tests standardisés limitent l’autonomie pédagogique des enseignants ; la stricte rationalisation des sentences réduit la marge de manœuvre evaluative des juges. Paradoxalement, ce sont nos instincts politiques libéraux qui nous poussent dans cette direction centralisatrice : nous répugnons à ce que de simples individus concentrent trop d’autorité entre leurs mains. Avec sa déférence à l’égard des procédures neutres, le libéralisme est par définition une politique de l’irresponsabilité. Au départ, cette tendance part des meilleures intentions – protéger nos libertés contre les abus du pouvoir -, mais elle s’est transformée en phénomène monstrueux qui élimine toute initiative individuelle, en particulier chez les salariés du public. Dans le privé, c’est la maximisation du profit plutôt que la méfiance envers l’arbitraire qui gouverne cette dynamique, mais le résultat est le même.
À l’origine, les « systèmes experts • – un terme créé par les chercheurs en intelligence artficielle – furent d’abord développés par les militaires pour satisfaire aux exigences du commandement opérationnel, avant d’etre employés pour standardiser le savoir-faire industriel dans des domaines comme l’explotiation pétrolière ou l’entretien des lignes téléphoniques. Après quoi, ils furent appliqués au champ du diagnostic médical, puis à des activités hautement lucratives mais très opaques sur le plan cognitif, comme le conseil financier et juridique. Dans un ouvrage Intitulé The Electronic Sweitshop, Barbara Carson explique en détail comment « un degré extraordinaire d’ingéntosité humaine a été mis au service de l’éliminatlon de l’ingéniostté humaine ». D’après elle, tout comme dans le cas de la rationnalisation taylorienne de t’attelier, ta fïnalité des systèmes experts est de transférer le savoir, les compétences et les capacités de décision des employés aux employeur» •. De même que l’analyse taylorienne des temps et des mouvements visait à fractionner chaque tâche en autant de parties élémentaires.
L’ingénierie cognitive moderne applique une analyse similaire au travail intellectuel, explorant l’anatomie du processus de décision au lieu de celle de la maçonnerie. L’analyse des temps et des mouvements s’est transformée en analyse des temps et des processus mentaux. […] La construction d’un système expert passe par le debriefing d’un expert en chair et en os et le clonage de son savoir par un ingénieur spécialisé. Cette procédure d’interview peut durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois. L’ingénieur cognitif observe le travail de l’expert et lui demande quels sont exactement les facteurs qu’il prend en considération au moment de prendre ses décisions sur une base apparemment intuitive. Au bout d’un certain temps, ce sont des centaines, voire des milliers, de règles implicites et de procédures empiriques qui sont passées à la moulinette par Fordinateur. Il en ressort un programme capable de « prendre des décisions » ou de « tirer des conclusions » de façon heuristique au lieu de simplement effectuer un calcul mécanique. Tout comme un véritable expert, un système expert est censé pouvoir formuler des inferences à partir de données incomplètes ou aléatoires qui semblent suggérer ou exclure telle ou telle option. En d’autres termes, le système expert a recours à une forme de jugement (ou s’y substitue)
L’expert humain qui voit ainsi son savoir clone accède en quelque sorte à une espèce d’immortalité et de superpouvoir. Mais ce sont ses collègues et ses successeurs qui sont définitivement expropriés à travers ce processus de centralisation de l’expertise. Comme récrit Garson, « cela signifie que, dans le secteur du conseil et des services aux personnes, de plus en plus de gens fanctionneront comme des diffuseurs que comme des créateurs ». C’est un processus tout à fait similaire que décrit Richard Sennett dans la Culture du nouveau capitalisme, en particulier dans des secteurs d’avant-garde comme la haute finance, la technologie de pointe et les services sophistiqués : le véritable travail intellectuel y est toujours plus concentré aux mains d’une élite de plus en plus réduite. Il apparaît donc que nous devons adopter une vision plus désenchantée du « travail mental» et rejeter l’image d’une grande vague d’intellectualisation généralisée qui irriguerait l’entièreté du monde du travail. Bien au contraire, c’est plutôt un raz-de-marée de déqualification en col blanc qui s’annonce à l’horizon.
Espérer une autre issue revient à compter sur une inversion de la logique fondamentale de l’économie moderne, qui alimente une sorte de « stratification cognitive ». Je ne vois d’ailleurs pas sur quoi un tel espoir pourrait s’appuyer, même si les leçons de l’histoire peuvent nous suggérer que ce type d’expectative pourrait être utilisée pour préparer à l’aliénation bureaucratique les jeunes gens qui entrent sur le marché du travail, de la même façon perverse que l’idéologie des arts et métiers préparait en fait les travailleurs à la discipline de la chaîne de montage. »
Extraît de « l’éloge du carburateur »